Stéphanie Hochet : l’aurochs et la prisonnière

Mais vous croyiez quoi ? Qu’elle allait vous embarquer, la gentille Stéphanie, dans un de ces romans où l’auteure parle de ce qu’elle connaît le mieux, voire chérit au-delà de tout : elle-même ? Vous pensiez suivre le périple de cette romancière un peu reconnue mais pas encore assez pour vivre de sa plume sans apprécier les résidences d’auteur, ateliers d’écriture et autres conférences qui se présentent à elle ? Et pourquoi pas, tant qu’à faire, espériez découvrir la région de Cahors avec visite du camping, séjour à l’hôtel et découverte de la campagne environnante ?

C’est ce que vous croyiez ? Eh bien vous aviez, à peu près, raison. Enfin, jusqu’à la page 49. À cette ligne où la romancière, après une rencontre-débat dans un camping la veille au soir, se réveille. Mais pas dans son hôtel. Pas dans sa chambre. Alors où ? Attendez un peu…

D’ailleurs, si vous êtes honnête, reconnaissez que vous aviez déjà tiqué sur quelques remarques semées comme des cailloux dans les chaussures de votre certitude (oh bon sang, cette métaphore…). Cette bibliothèque dont le catalogue est contrôlé, modifié par la municipalité, ça ne vous évoque rien ? Ces livres retirés des librairies à cause de pressions ?

Allez, avouez, vous commenciez à pressentir une dimension inattendue dans ce roman d’apparence innocente. Et vous sentiez ce malaise vous envahir, page après page. Pas seulement gêné : troublé, oppressé par l’atmosphère imposée par Stéphanie Hochet.

Ce sentiment d’enfermement, de piège. Vous viennent à l’esprit les noms de Hitchcock, de Kafka. Vous découvrez celui de Vincent Charnot, le maire de Marnas. Étrange personnage. Inquiétant chasseur, dignitaire adulé, qui rêve d’un musée des Espèces de la région, avec une majuscule à Espèces. Rêve aussi de réintroduire dans la nature l’aurochs préhistorique. Et propose à la romancière d’en écrire la « biographie ».

Vous êtes un peu perdu ? Vous croyiez quoi, que j’allais vous raconter l’histoire, briser la tension, répondre à vos questions ? Eh non. La force de Stéphanie Hochet est de nous bousculer autant par ce qu’elle écrit que par ce qu’elle n’écrit pas : la dimension politique de son livre, le lecture mythologique de son récit, l’interrogation sur l’animalité et la part animale.

« Qui n’a pas son Minotaure ? » La phrase est de Marguerite Yourcenar, en exergue du livre. Stéphanie Hochet n’apporte pas de réponse à la question, mais l’affûte à nouveau au fusil de nos consciences. En ces temps troubles, l’urgence de l’écrivain est de nous troubler encore. De nous troubler toujours.

Olivier Quelier

L’animal et son biographe, de Stéphanie Hochet, éditions Rivages, 190p. 18€.

Mon chat, Caramel, est un fidèle lecteur de Stéphanie Hochet.

À lire aussi :

Stéphanie Hochet : Bourgeoisie anglaise à l’heure des drames.

Stéphanie Hochet : Éloge de sa majesté le chat.

 

 

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La phrase longue de Daniel Pennac (235 mots) : « Il suffit qu’un chien de traîneau… »

Il suffit qu’un chien de traîneau un peu jeunet sorte de son enclos, qu’il vous voie, qu’il parcoure ventre à terre les cent mètres qui le séparent de vous, qu’il vous saute dessus toute langue dehors, poussé par l’atavique besoin d’affection de cette race inapte à la solitude canine, que ledit husky renverse votre saut de myrtilles, en éparpille le contenu dans un fou trémoussement, anticipe la confiture en piétinant frénétiquement cinq heures de cueillette, que, sur ces entrefaites, une brebis égarée se mette à bêler, que le chien se fige, que le loup en lui dresse soudain les oreilles, que vous vous disiez protégeons la brebis pour que le berger et le propriétaire du chien ne s’entre-tuent pas, que vous ôtiez votre ceinture pour improviser une laisse, que vous rameniez le chien à l’enclos, que vous y trouviez son maître (pas plus inquiet ni reconnaissant que ça, d’ailleurs), son maître, cette cascade de dreadlocks vert-de-gris qui a tout largué depuis quinze ans pour venir s’oublier ici, pour que son maître, le moins communicant des exilés de l’intérieur, le plus étranger à ce qui advient hors de son champ de vision, pour que cet effacé absolu vous dise, en levant à peine les yeux sur vous, trop occupé à protéger de la tramontane naissante la bonne herbe qu’il roule en guise de tabac, vous dise, d’une voix à peine audible :
— Tu sais pas la meilleure ?

(in Le cas Malaussène, Gallimard, 2017).

A lire aussi :

Daniel Pennac : tous les commencements possibles.

La phrase longue de Daniel Pennac (235 mots) : « Il suffit qu’un chien de traîneau… »

Stéphanie Hochet : éloge de sa Majesté le Chat

Mon chat, fin lettré — il adore Colette et Céline — a pour livre de chevet le Dictionnaire amoureux des chats, de Frédéric Vitoux (il le feuillette chaque jour, Brassens en fond sonore) — mon chat donc, m’a conseillé de lire le bref mais charmant et érudit Éloge du chat signé Stéphanie Hochet.

unknownMon chat — notez au passage qu’il se nomme Caramel et, surtout, remarquez qu’il m’autorise dans sa grande mansuétude l’emploi de l’article possessif à son endroit (c’est dire s’il m’apprécie) — mon chat, disais-je, m’a tiré de mon oisiveté pour m’inciter à écrire la chronique de cet ouvrage à la gloire de son espèce animale (sans oublier de me faire remarquer mes nombreuses répétitions du mot « chat » dans les lignes précédentes…).

Paradoxe

Stéphanie Hochet constate avec justesse que le statut du chat est paradoxal. L’animal lui-même est un paradoxe : prédateur fin et élancé à l’élégance du tigre, il apparaît en littérature (chez Rabelais et La Fontaine) comme un gras hypocrite plein de fatuité et d’arrogance. Mazarin et Richelieu aimaient les chats : le parallèle entre eux est troublant.

Flexible, souple, fin gymnaste, le chat ne doit pas son règne au hasard. « Il est le fruit d’une longue évolution et d’une collaboration avec l’humain » note Stéphanie Hochet. Peut-être d’ailleurs l’a-t-il assis sur une spécificité : « Le chat séduit, le chat exaspère, le chat est un continent noir immergé dans notre inconscient ». Le chat, donc, « est un animal féminin ».

Pas replet

Un long chapitre est consacré à cet aspect essentiel : le félin — la féline — est tout de caresses, de volupté, de séduction. L’auteur argumente son sujet avec force référence à la littérature, au cinéma, au langage populaire. De l’amour à l’hystérie, de l’affection à l’érotisme, il n’y a qu’un pas…

Vous comprendrez, chère Stéphanie, que je passe sous silence les pages consacrées au « replet ». Même sous couvert de métaphysique ou de religion, le poids (j’ose à peine écrire le mot) est entre Caramel et moi source de longues négociations, de rouerie souvent, de conflits parfois.

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Mon chat Caramel, amoureux des pages qu’on feuillette (plus que du tricot).

Part de mystère

Et Dieu dans tout cela ? Il se pourrait bien que, dans son essai, Stéphanie Hochet nous révèle la preuve que « le chat est Dieu ». On comprend, au fil des pages, qu’à observer les chats, on en vient à observer les hommes. C’est dire si le projet est d’envergure. L’auteure s’y attelle avec modestie, pertinence et concision, sachant qu’il faut laisser à ce « transgresseur par excellence » sa part de mystère et de fantasme.

Caramel s’est assoupi sur une anthologie de textes de Raymond Devos. Le soleil, par la fenêtre, chauffe son pelage. Il ronronne, serein.

Mon chat, c’est quelqu’un.

Olivier QUELIER.

Éloge du chat, de Stéphanie Hochet, éditions Léo Scheeer (Anima). 15€. Rivages Poche n°864, 6€.

 

Stéphanie Hochet : éloge de sa Majesté le Chat

Claire Blick, correctrice de fiction dans un roman de Jean-Paul Dubois

Des héros de fiction journalistes, on en voit quelquefois. Plus rares sont les romans dont les personnages principaux sont correcteurs. J’ai parlé il y a peu sur ce blog du très beau et très personnel ouvrage d’Erwann Desplanques, Si j’y suis, dont Jacques, le narrateur, est correcteur de presse.

Une sorte de filet

Dans Une Vie française, publié en 2005 aux éditions du Seuil, Jean-Paul Dubois donne à la mère de son héros, Paul Blick, le métier de correctrice.

Même s’il en est peu question dans le livre, un passage est consacré à la fonction de Claire Blick. « Un correcteur, disait-elle, est une sorte de filet chargé de retenir les impuretés de la langue ».

Voici l’extrait.d95f8eb1-ab95-4ff6-8cf6-ac97f9b96837

Claire Blick, correctrice de fiction dans un roman de Jean-Paul Dubois

Éric Fottorino : « Parler de demain avec de la mémoire »

« La fiction, clé majeure pour comprendre le réel ? » C’est la théorie qu’Éric Fottorino défend dans la préface du recueil de nouvelles édité par l’hebdomadaire. 

Il réunit un écrivain d’hier (Maupassant) et une dizaine d’auteurs d’aujourd’hui, dont Nancy Huston, Dany Laferrière, William Boyd et Tahar Ben Jelloun.

Placer la littérature au premier rang

Dans sa préface au recueil, le directeur de la rédaction revient sur le choix éditorial du 1 : « Proposer un journal qui place la littérature et ses hérauts au premier rang pour fournir une explication, et de préférence plusieurs, au monde qui naît sous nos yeux. »

Et Éric Fottorino résume ce pari éditorial relevé avec brio par cette superbe formule : « La littérature, c’est aussi parler de demain avec de la mémoire. »

Olivier Quelier

Le 1 Nouvelles, hors-série été 2016. 5, 90€.

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Éric Fottorino : « Parler de demain avec de la mémoire »

Mario Vargas Llosa : « Lire, c’est protester contre les insuffisances de la vie »

Mario-Vargas-Llosa.jpgÀ l’heure de la culture du divertissement de masse, du divertissement planétaire et immédiat, à l’heure du divertissement audiovisuel et, mieux, multimédiatique, à quoi sert encore l’écrivain ?

Je ne crois pas que la littérature soit menacée par le divertissement audiovisuel. Parce que la littérature reste le seul moyen opérant pour maîtriser le langage. Et le langage, c’est ce qui est fondamental. Pas seulement pour vous permettre de vous exprimer d’une manière intelligente, nuancée, avec toutes les précisions que vous jugez nécessaires. Le langage, c’est ce qui permet à votre pensée de s’organiser.

Le langage, c’est ce qui déploie et structure votre imagination, régit votre sensibilité, vos émotions, vos passions. Et cette richesse, vous ne pouvez pas l’acquérir en regardant la télévision ou en voyant des films : c’est le roman, la poésie, les grands essais qui vous la donnent.

Mais de nouveaux langages apparaissent sans cesse. Le langage de l’image, en ce début de XXIe siècle, semble bien plus puissant que le langage des mots…

Je ne crois pas. Le langage de l’image est un langage très attirant qui vous donne beaucoup d’émotions instantanées, mais passagères. Très passagères. Seule la littérature, et notamment la fiction, peut vous donner la conscience que le monde, tel qu’il est, est mal fait, en tout cas qu’il n’est pas fait à la mesure de nos expectatives, de nos ambitions, de nos désirs, de nos rêves.

Cette insoumission au monde tel qu’il est, seule la littérature vous la transmet, dès votre premier contact avec un livre, et ensuite d’une manière permanente, jusqu’à devenir une partie essentielle de votre personnalité. Et si l’on veut des sociétés qui soient libres, dynamiques, où fonctionne vraiment la démocratie, alors vous avez besoin de citoyens qui soient véritablement mécontents du monde tel qu’il est fait, qui aient soif d’absolu. La littérature provoque cela.

Lire, c’est protester contre les insuffisances de la vie. Lire, c’est se mettre en état d’alerte permanent contre toute forme d’oppression, de tyrannie, c’est se blinder contre la manipulation de ceux qui veulent nous faire croire que vivre entre des barreaux, c’est vivre en sécurité.

La littérature est donc une machine à produire une insatisfaction… salvatrice ?

Oui, car elle vous fait désirer une autre vie, que la vie réelle ne peut pas vous donner, et forge donc des esprits critiques, épris d’idéal, tandis que l’extraordinaire machinerie audiovisuelle est là pour nous amuser et créer des sujets passifs et conformistes. Un monde sans littérature serait un monde sans insolence. Un monde d’automates.

Entretien paru dans Le Point n°2040. Propos recueillis par Franz-Olivier Giesbert et Christophe Ono-dit-Biot.

Mario Vargas Llosa : « Lire, c’est protester contre les insuffisances de la vie »

John Le Carré : une histoire entre chien et chat

C’est une anecdote régulièrement évoquée en atelier d’écriture et que je lance parfois en cours. Une de ces règles qu’on avance moins comme vérité absolue — ce serait absurde — que comme dynamique incitation à l’écriture.

IMG_0381Je l’ai retrouvée par hasard dans un article du Nouvel Observateur (octobre 2013). Sous la plume de John Le Carré, la citation diffère un peu de celle que je connais.

L’auteur de L’Espion qui venait du froid écrit : « The cat sat on the mat is not a story. But the cat sat on the dog’s mat is the beginning of a story » (« Le chat s’est assis dans son panier n’est pas une histoire. Mais le chat s’est assis dans le panier du chien est l’amorce d’une histoire »).

J’avais entendu cette anecdote sous une forme légèrement différente, commençant par : « Le chat est couché sur le tapis… » . Je vous l’accorde, cela ne fait guère de différence. Mais je tenais ce propos pour être d’Ernest Hemingway.

Cela dit, ce ne serait pas la première fois qu’on lui attribuerait une phrase qu’il n’a pas écrite ou prononcée.

Olivier Quelier.

John Le Carré : une histoire entre chien et chat

John Irving : Hemingway ? « Une écriture de publicitaire »

Hemingway, selon John Irving ?

« C’est un écrivain médiocre. Et il a eu une influence désastreuse sur la littérature américaine. Il a établi un dogme tyrannique, et je n’aime pas les dogmes devant s’imposer aux autres. Selon lui, il ne faut écrire que sur ce que l’on connaît ou sur ce que l’on a vécu. C’est l’aveu parfait d’un manque d’imagination.

Imaginez que l’on applique ça à Shakespeare. Est-il jamais allé en Italie ? Je ne suis pas certain qu’il ait un jour mis les pieds hors de l’Angleterre. Et alors ? Il a lu. Pour en revenir à Hemingway, c’était aussi un adepte des phrases courtes, à l’os. Cela ressemble à une écriture de publicitaire. Soyez simple, prônait-il. C’est une façon de réduire la littérature à un article de journal ».

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In Libération du 3 février 2011. Retrouvez l’intégralité de l’interview ICI.

Voir également le site de l’auteur.

John Irving : Hemingway ? « Une écriture de publicitaire »

Jean d’Ormesson : « Un article doit être écrit vite, dans l’émotion »

Le livre regroupe une sélection de vos chroniques en tant que journaliste. Pourquoi ce recueil ?

831 livreJ’avais déjà fait cet exercice il y a vingt-cinq ans avec un recueil qui s’intitulait Jean qui grogne et Jean qui rit. Il s’agissait surtout des chroniques politiques, sur l’international, sur Jean Paul II, sur Mitterrand. Là, ce sont des chroniques qui s’étendent à peu près sur trente ans, entre 1969 et 2007. On a choisi un peu moins d’une centaine d’articles auxquels je n’ai absolument rien retouché. Ils traitent essentiellement des livres, mais aussi des voyages – la Méditerranée, les îles grecques, l’Italie – et d’amis. Ce qu’on peut dire de L’Iliade, de Flaubert ou de Proust, vieillit peu. Il y a également quelques chroniques sur des gens qu’on a peut-être un peu oubliés, comme Bernard Frank, et d’autres sur des contemporains, comme Nourissier, Sollers, Patrick Besson… Tout cela réuni donne une sorte d’image de la vie culturelle pendant trente ans.

Y avait-il une volonté de pérenniser votre travail journalistique ?

J’ai dit à ma fille que rien ne vieillissait mieux que les articles et qu’il était un peu suffisant de penser que ces textes écrits assez vite – je pense qu’un article doit être écrit vite, qu’un article que l’on travaille pendant deux jours n’est pas bon, qu’il doit être écrit presque aussi vite qu’il est lu, dans l’émotion – puissent faire l’objet d’un livre. Je me suis demandé si cela valait la peine de reprendre des choses qui, par définition, sont éphémères. Je lui ai rappelé cette définition du journalisme par Gide, « J’appelle journalisme ce qui sera moins intéressant demain qu’aujourd’hui », et celle de Péguy : « Rien n’est plus vieux que le journal de ce matin, et Homère est toujours jeune ». Elle m’a dit qu’il fallait écarter les articles politiques qui vieillissent, garder ceux sur les livres, sur la Sicile, sur l’île de Rhodes… Elle a fait un choix que nous avons réparti en onze chapitres précédés d’une petite préface pour les situer et les coordonner.

Jean d’Ormesson, à l’occasion de la sortie de son livre Odeur du temps.

Propos recueillis par Thomas Flamerion pour Evene.fr (« Le temps qui passe et le temps qui dure ») / evene.fr

A lire aussi :

Beigbeder, d’Ormesson et l’urgence de l’article.

Jean d’Ormesson : « Un article doit être écrit vite, dans l’émotion »

Annie Ernaux : « Voir pour écrire, c’est voir autrement »

D’Annie Ernaux, j’aime tous les livres. Plus, même. J’aime sa vision politique de l’écriture, j’apprécie la fluide élégance de son style. Son court ouvrage Regarde les lumières mon amour (2014), paru dans la collection Raconter la vie au Seuil, ne déroge pas à la règle.

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J’inscrirais volontiers Regarde les lumières mon amour parmi les journaux « extimes » d’Annie Ernaux, recueils d’impressions, de notifications et de choses vues que constituent Journal du dehors (1993) et La Vie extérieure (2000)

Un relevé libre d’observations

Dans Regarde les lumières mon amour, Annie Ernaux explique son procédé : « Pas d’enquête ni d’exploration systématique donc, mais un journal, forme qui correspond le plus à mon tempérament, porté à la capture impressionniste des choses et des gens, des atmosphères. Un relevé libre d’observations, de sensations, pour tenter de saisir quelque chose de la vie qui se déroule là ».

Ce court livre est le journal des visites qu’Annie Ernaux a effectuées durant un an à l’hypermarché Auchan du centre commercial des Trois-Fontaines. Elle explique ainsi son engagement d’écriture : « Donner ici aux gens, dans ce journal, la même présence et la même place qu’ils occupent dans la vie de l’hypermarché ».

Engagement politique

Mais l’engagement littéraire de l’écrivain est aussi un engagement politique, affirmé à plusieurs reprises. Il l’amène à refuser toute carte de fidélité, voire, quand elle en a pris une par faiblesse, à la découper et à la jeter. Elle a ainsi déchiré sa carte Auchan : « Acte politique simple : refuser de s’en servir ».

Au fil des mois, Annie Ernaux prend pleine conscience de la « force de contrôle que la grande distribution exerce dans ses espaces » mais aussi « l’attractivité de ce lieu et de la vie collective, subtile, spécifique, qui s’y déroule »

Face à un violent constat – « les instances commerciales raccourcissent l’avenir et font tomber le passé de la semaine dernière aux oubliettes » – et à ce qu’elle a pu constater dans la grande surface, Annie Ernaux mesure au fil des mois la « force de contrôle que la grande distribution exerce dans ses espaces » mais aussi « l’attractivité de ce lieu et de la vie collective, subtile, spécifique, qui s’y déroule ».

« Me retirer du mouvement du monde »

Après les scènes vécues ou partagées dans l’hypermarché, l’écrivain s’interroge : « M’est venue la question que je me pose des quantités de fois, la seule qui vaille : pourquoi on ne se révolte pas ? ». Et apporte un début de réponse : « Nous sommes une communauté de désirs, non d’action ».

Comme toujours chez Ernaux, ce qu’elle dit de son écriture est aussi passionnant que le texte. Elle conclut ainsi : « J’ai arrêté mon journal. Comme chaque fois que je cesse de consigner le présent, j’ai l’impression de me retirer du mouvement du monde, de renoncer non seulement à dire mon époque mais à la voir. Parce que voir pour écrire, c’est voir autrement. C’est distinguer des objets, des individus, des mécanismes et leur conférer valeur d’existence ».

Olivier Quelier

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